Chapitre 12

 

Il y avait tant de points qui ne me satisfaisaient pas dans ce plan qu’il m’était impossible de tous les énumérer. Mais je m’y pliai malgré tout.

En attendant Brian, je plaçai une chaise de la table de séjour au centre d’un espace dégagé qui m’obligea à déplacer la table basse et la causeuse. Puis je puisai dans ma provision de bougies à la vanille et les arrangeai en cercle autour de la chaise. Quand le poste de sécurité de l’immeuble appela, je leur demandai de laisser monter Brian et je commençai à allumer les bougies en essayant de ne pas voir que mes mains tremblaient. Je sortis une bougie du cercle pour permettre à Brian d’y pénétrer. Puis j’attendis.

Andy, dont les forces revenaient lentement, s’appuya contre le mur de la salle à manger pour se ménager un angle de tir sur la porte d’entrée. Le Taser était armé et prêt à tirer. Le visage d’Andy n’exprimait rien d’autre qu’une détermination sinistre. J’espérai qu’il n’avait pas la gâchette nerveuse, mais il était trop tard pour inverser les rôles.

La sonnerie de l’ascenseur me prévint à l’avance de l’arrivée de Brian. Je renonçai à essayer de faire le tri dans le maelström d’émotions qui tourbillonnaient en moi, et m’efforçai d’apaiser mes sens du mieux possible. Je n’avais toujours aucune idée de ce que j’allais lui dire.

J’ouvris la porte avant qu’il ait le temps de frapper et le simple fait de le voir me coupa le souffle.

Physiquement parlant, Brian ne peut battre en perfection Lugh et Adam, mais il est tout de même sacrément attirant, dans le genre beau mec américain qui ne me correspond tellement pas. Mon cœur voleta dans ma poitrine même s’il ne m’adressa pas ce sourire chaleureux et fabuleux qui avait si souvent fait fondre mes doutes.

Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose puis vit Andrew et le Taser. Ses yeux marron whisky s’écarquillèrent et il me fixa, bouche bée. La culpabilité me rongeait le ventre, mais je me contraignis à affronter son regard.

— Entre, s’il te plaît, dis-je en reculant un peu et en lui tenant la porte ouverte.

Il se contenta de rester là à me regarder.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Rentre et je vais t’expliquer. Je suis désolée pour cet accueil. Andy et moi sommes un peu paranos.

Comme il ne bougeait toujours pas, je lui adressai mon regard le plus implorant. J’étais certaine que s’il ne rentrait pas de son plein gré, Andy allait lui tirer dessus. Je préférais éviter d’avoir à le menacer.

Finalement, les épaules de Brian s’affaissèrent.

— Il y a intérêt à ce que l’explication soit intéressante, marmonna-t-il.

Même si je ne pensais pas vraiment que der Jäger se soit déjà emparé de lui, je gardai mes distances quand il franchit la porte que je refermai derrière lui. C’est alors qu’il vit la chaise entourée du cercle de bougies.

— Tu penses que je suis possédé ? cria-t-il.

Son regard mettait en doute ma santé mentale. Je secouai la tête.

— Non, mais je détesterais me tromper. Je t’en prie, assieds-toi. Je vais examiner rapidement ton aura et ensuite nous parlerons.

Il prit une mine renfrognée. Avant que ma mauvaise influence déteigne sur lui, il avait été une des personnes à l’humeur la plus égale qui soit. Je n’aimais pas l’idée que notre relation ait pu le changer.

— J’aurais dû savoir que ce serait un truc dans le genre quand tu as appelé.

Le visage rouge de colère, il se dirigea en tapant des pieds vers la chaise avant de s’y laisser tomber, sans jamais croiser mon regard.

— Je suis désolée, répétai-je.

Mais il ne me regarda pas et ne sembla pas accuser réception de mes excuses.

Essayant de ne pas me sentir blessée car, après tout, j’aurais réagi de la même façon à sa place, je fermai le cercle des bougies. Il n’était pas vraiment nécessaire qu’elles forment un cercle et souvent je me dispensais de cette formalité. Pourtant, aujourd’hui, je me sentais si minable que je me raccrochais au rituel le plus traditionnel.

Je m’assis en tailleur par terre, face à l’homme que j’aimais, pendant que mon frère le tenait en joue avec son Taser. Glisser dans la transe pourrait s’avérer difficile dans l’état d’anéantissement émotionnel dans lequel je me trouvais.

Je fermai les yeux et inspirai profondément, aspirant le parfum apaisant de la vanille dans mes poumons. C’était une odeur que mon corps et mon esprit associaient avec la sensation paisible de rêve de l’état de transe. Ma tension disparut en partie dès cette première profonde inspiration. Je pouvais le faire. Et quand je lui expliquerais, Brian comprendrait.

Je me souvins de la dernière déclaration de Lugh : Non, je ne m’attends pas que toi en particulier croies quoi que ce soit sur parole. Le souvenir faillit disperser le calme qui avait commencé à m’envahir mais, après cette brève poussée d’adrénaline, une autre inspiration de vanille m’emporta encore plus loin du monde physique.

La transe tomba sur moi comme un état de conscience altérée. Le vrai monde s’effondra et mon esprit s’ouvrit à une autre vision qui ne dépendait pas de mes yeux.

Dans l’état de transe, je ne vois rien d’autre que les êtres vivants. Le monde physique qui les entoure se transforme en un vide noir. Les gens apparaissent comme des taches d’un bleu primaire à la forme vaguement humaine, la teinte se nuançant selon leurs émotions. La peur avait tendance à teinter leur aura de jaune et, bien que toute mon attention soit concentrée sur Brian, je remarquai que l’aura d’Andy était presque verte. Je me demandais s’il craignait que Brian héberge der Jäger ou s’il se trouvait juste dans un perpétuel état de peur après ce que Raphael lui avait fait.

Je me forçai à détourner mon attention de mon frère pour examiner l’aura de Brian. Elle ne comportait aucune trace de rouge du démon, mais elle bouillonnait de tous les bleus imaginables, des émotions vives et sauvages. J’éprouvai la tentation voyeuriste de m’attarder dans ma transe pour contempler son aura et préciser ses émotions pour savoir ce qu’il ressentait exactement pour moi en cet instant. Mais avais-je vraiment envie de le savoir ?

J’ouvris les yeux et le vrai monde réapparut.

— Tu peux te détendre, dis-je à Andy. Son aura est propre.

Andy abaissa le Taser mais sans vraiment se détendre. Quand je soufflai les bougies, l’odeur âcre de la fumée se mêla au parfum de vanille.

— Je peux me lever ? demanda Brian d’un ton acerbe. Ou bien est-ce que tu as prévu de me menotter à la chaise pour m’interroger ?

Le temps d’une seconde, je fus poignardée par la culpabilité. Je n’avais rien fait de mal. Il n’existait aucun autre moyen de s’assurer que der Jäger ne le possédait pas.

Je soufflai la dernière bougie et parlai sans le regarder.

— Je ne vais pas m’excuser encore une fois. J’ai un démon criminel à mes trousses et j’ai des raisons de penser qu’il peut m’attaquer en passant par le biais de ceux que j’aime. Je devais m’assurer qu’il ne s’était pas déjà emparé de toi.

À genoux, je rassemblais les bougies. J’entendis Brian se lever. J’avalai la boule dans ma gorge et levai les yeux vers lui, les bougies encore chaudes serrées contre mes seins. Son regard d’acier me signifia qu’il ne m’avait pas pardonnée. Je me mis debout.

— Je t’en prie, assieds-toi, dis-je. Il faut vraiment qu’on parle.

Le visage toujours fermé, il écarta la table basse du canapé afin de pouvoir s’asseoir. En observant son langage corporel, il n’était pas difficile de comprendre qu’il ne voulait pas entendre ce que j’avais à lui dire.

— Je vais les prendre, dit Andy, qui me fit sursauter parce que je ne l’avais pas vu approcher.

Il tendit les mains pour me débarrasser des bougies que je lui remis avec un air reconnaissant. Puis il me chuchota « bonne chance » avant de disparaître avec tact dans la chambre d’ami dont il ferma la porte.

J’éprouvai un bref moment d’inquiétude avant de remarquer qu’il avait laissé le Taser sur la table basse. Brian suivit mon regard et, avant que j’aie le temps de parler, il se saisit de l’arme. Au moins, il ne la pointa pas sur moi.

À une époque, je me serais pelotonnée contre lui sur le canapé… ce qui nous aurait menés à une séance de sexe passionné. Désormais, j’avais l’impression de me trouver en présence d’un étranger, et même d’un étranger hostile. Je m’assis donc sur la causeuse, les mains sur les genoux.

— Tu sais comment tirer avec ça ? lui demandai-je.

Il écarquilla les yeux de surprise. Je suppose qu’il ne s’était pas attendu à une telle question.

— Si tu ne sais pas, alors je me sentirais plus à l’aise si tu me le donnais. Juste au cas où mon nouvel ami parviendrait à entrer dans l’immeuble et à défoncer la porte.

Sa bouche pincée dessinait une ligne sinistre. Mais il posa le Taser sur la table basse avant de le faire glisser vers moi. Malgré ma paume moite et mes doigts bandés qui rendaient ma prise maladroite, j’étais heureuse d’avoir quelque chose à quoi me raccrocher.

— C’est quoi, l’histoire ? demanda-t-il d’une voix précautionneusement neutre.

C’était sa voix d’avocat que j’avais toujours détestée.

Une partie de moi voulait tout lui cracher, tout lui dire et m’appuyer sur lui afin de ne plus me sentir aussi seule. Car malgré la présence d’Andy, de Lugh et d’Adam, j’étais vraiment seule. Je me méfiais des trois, à des degrés différents et pour des raisons différentes. J’avais toujours fait confiance à Brian.

Mais jusque-là, j’avais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour éviter de l’entraîner dans le chaos de ma vie. Et je ne comptais pas laisser ce désir égoïste de réconfort gâcher tout ça.

— Il n’y a pas grand-chose à dire, mentis-je. Je me suis mis un démon criminel à dos et il a été clair sur le fait qu’il allait venir me chercher. J’ai découvert ce soir que l’hôte dans lequel je l’ai rencontré avait été abandonné dans une allée et j’ai compris que le meilleur moyen pour lui de m’approcher était de se faire passer pour une personne que je connaissais. Est-ce que tu pars bientôt en vacances ? Serait-il possible que tu quittes la ville pendant une semaine ou deux ?

Brian éclata de rire, mais c’était un rire amer.

— Tu n’apprends jamais rien, n’est-ce pas ? Je ne suis pas du genre à m’enfuir ni à me cacher.

La chaleur m’embrasa le visage et je dus mettre un frein à mon humeur.

— Je comprends. Vraiment. Mais ce type est un démon. Et nous n’avons aucune idée du corps dans lequel il se trouve. Il n’y a aucun moyen de s’en protéger.

— Pourquoi ce démon t’en veut-il ?

C’était la question que je redoutais, la question pour laquelle je n’avais aucune réponse convenable. Je fis de mon mieux, bien que je sois une mauvaise menteuse.

— J’ai essayé de l’exorciser, j’ai échoué et il s’est enfui. Maintenant c’est le moment de la revanche !

Brian roula les yeux.

— Des conneries. Si un démon criminel avait échappé au confinement, on en parlerait partout dans les journaux. Je n’en ai pas entendu parler.

Je fis de mon mieux pour improviser, mais j’avais mis trop de temps pour répondre, prouvant par là que j’avais eu besoin de réfléchir.

— La police essaie de garder l’affaire secrète pour éviter la panique.

Il se leva en secouant la tête.

— Soit tu me dis la vérité, soit je m’en vais. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, je suis un adulte responsable. Je n’ai pas besoin que tu me protèges.

C’était stupide, je sais, mais je ne pus m’empêcher de ricaner. J’essayai de faire passer cela pour une toux, en vain. Brian me jeta un regard plein de colère auquel je répondis par un geste d’apaisement de la main.

— Désolée, mais je suis exorciste et le méchant est un démon. Personne d’autre que moi n’est plus qualifié pour te protéger dans ce cas de figure.

— Au revoir, Morgane, dit-il en pivotant avant de se diriger à grands pas vers la porte.

Je bondis, le Taser serré dans ma main.

— Brian, je t’en prie ! Nous devons parler, trouver un plan, même si tu ne veux pas quitter la ville.

Il agita la main sans se tourner vers moi. Agissant sur pilote automatique, j’armai le Taser et le pointai sur son dos.

— Brian, arrête-toi ! dis-je d’une voix autoritaire.

Comme il m’ignorait et tendait la main vers la poignée, je hurlai plus fort.

— Arrête-toi ou je tire !

Il marqua une pause et jeta un regard par-dessus son épaule. Quand il vit le Taser, son visage se vida de son sang.

Une larme se détacha du coin de mon œil et roula sur ma joue. Les mots ne pouvaient exprimer à quel point je détestais cette situation. Mais comment pouvais-je le laisser partir ? Il n’avait absolument aucun moyen de se défendre contre un démon criminel. Je doutais qu’il soit capable de tirer avec un Taser même s’il en possédait un. Je reniflai, mais ne fléchis pas.

— Je suis désolée de blesser ta sensibilité de macho, dis-je avec plus de froideur que ce que je ressentais vraiment, mais si je dois te sauver malgré toi, je le ferai.

Il cligna des yeux, la main posée sur la poignée.

— Tu m’as largué, Morgane. Je ne relève plus de ta responsabilité. Non pas que cela ait jamais été le cas. Si tu veux me tirer dessus, vas-y.

Il me tourna encore une fois le dos en actionnant la poignée. Le doigt raidi sur la détente, je soutenais ma main tremblante de l’autre du mieux que je le pouvais. La porte s’ouvrit et je rassemblai toute ma volonté pour tirer. Brian franchit le seuil et je restai figée sur place, comme une statue, à l’exception des tremblements qui parcouraient mon corps.

La porte se refermait sur lui. C’était ma dernière chance. Ne te comporte pas comme un bébé, m’intimai-je. C’est pour son bien et peu importe s’il te déteste. Bon sang, c’est peut-être mieux ainsi.

Après un temps qui me sembla durer trois ans, je trouvai finalement la force de presser la détente. Juste à temps pour que les sondes du Taser s’enfoncent de manière inoffensive dans la porte close.

Morgane Kingsley, Tome 2
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